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La Grotte de la Mare

Un vaste cirque aux parois géantes, dentelées, ornées de pics qui pointent vers le firmament leurs flèches d’hermine ; un cirque aux gradins taillés sur les pentes arides où sur les rochers déchiquetés ; une arène dressée en promontoire au centre et à demi enceinte du ruban effrangé de la Lizerne. En haut, la voûte azurée, resplendissante des tons clairs de la montagne, qui semble posée comme une coupole sur des murs fantastiques ; en bas, le plateau de Mont-Bas, les vallons qui se faufilent en énormes sillons entre deux chaînettes de montagnes ; des cascades dont le bruit se répète aux échos jusque dans les recoins les plus isolés de cette scène ; la grande ouverture, immense entaille assurée vers le sud par l’écoulement des eaux ; la Tour Saint-Martin dressée en sentinelle au-dessus de ce paysage ; le glacier de Zanfleuron, laissant jaillir dans les profondeurs des abîmes toutes ses ondes cristallines sécrétées par son immense carapace : telle est la vallée des Diablerets.

Mais telle n’était pas, dans le lointain des âges, cette vallée qui aujourd’hui, paraît avoir été touchée en tous sens par le marteau de la démolition ; tel n’était pas cet enclos aux époques des grandes forêts, des troupeaux sans gardiens, des paysages sans propriétaires. Sa structure était alors plus unie, ses déformations moins âpres, ses sites plus riants. Des forêts de conifères et de fayards, des pâturages productifs s’étendaient sur toutes les pentes du Haut-de-Cry et de Mont-Gond et ne se trouvaient pas comme aujourd’hui, épinglés par lambeaux, entre des ravins dénudés et vertigineux, sur des précipices béants.

La rivière ne s’était pas rongé un lit au travers des éboulis ou de la roche calcaire et les torrents ne descendaient pas des flancs de la montagne, par cascades mugissantes, dans un tumulte d’enfer, chargés de gravier et de cailloux.

Perdue dans les Alpes, la vallée n’avait que peu de relations avec le monde extérieur.

Le pas de Cheville n’a réussi à se former que grâce à la pulvérisation des masses qui fermaient le vallon d’Anzeindaz.

Murmures monotones et persévérants des eaux, brises du printemps qui ramenaient la vie végétale sur ces contreforts dressés en étagères à fleurs et à parfums ; frimas de novembre qui endormaient cette nature dans le silence des solitudes ; chamois en troupeaux, maîtres des bois, des taillis et des abris rocheux ; marmottes sifflant un refrain plus doux de tranquillité; renards et fouines ivres de liberté, ; oiseaux gazouillant dans cet azur inviolé par les flèches meurtrières : tout était un hymne adressé à l’ordre et à l’harmonie, donnés par l’Eternel.

Toute cette vie des choses et des êtres animés était pourtant confiée au soin d’une reine. Quand venaient les heures de la nuit, alors que le glacier de Zanfleuron s’inondait de la douce clarté des astres et que le murmure des ruisseaux tenaient seuls en éveil les échos, une fée merveilleuse entourée d’étincelles d’or, à la chevelure abondante du plus joli nacre du Japon surmontée d’une couronne de diamants, aux vêtements flamboyants, semés de perles, au regard auguste et plein de sérénité, apparaissait au pied du vallon de Miex, se profilait sur les rochers qui supportent la Tour Saint-Martin et venait après une marche légère et calme, s’arrêter à l’endroit où se réunissaient es trois cours d’eau : la Chevillence, la Derbonne et la Mare.

Là, après avoir inspecté son domaine et goûté un sourire incomparable de satisfaction intime, elle esquissait de grands gestes symboliques. Son regard empreint d’une amère tristesse se dirigeait au levant vers les parois rocheuses qui surplombent les riants pâturages de la Tour ; sa main portée à sa couronne de suzeraine semblait indiquer qu’elle tenait à conserver un sceptre menacé de quelque danger. Puis gémissante et plaintive, elle reprenait le chemin de sa demeure pendant que les premiers chants d’une nouvelle aurore la remerciaient de la constante et efficace protection dont jouissait la vallée.

Avant de s’isoler chaque matin de la vie exubérante, des merveilles de la création et des louanges qui lui étaient adressées, la fée exhalait à la vue des malheurs prochains de profonds soupirs ; une larme perlait sur sa joue d’écarlate et allait se perdre sur le gazon.
Par une entrée arrondie, elle pénétrait alors dans un spacieux vestibule aux parois informes et bizarrement découpées, aux voûtes aplaties supportées par des colonnes massives d’un calcaire à demi décomposé. Divisée en plusieurs compartiments assez irrégulièrement disposés, éclairée d’une fenêtre œil-de-bœuf percée à travers la roche sur le versant qui fixe le Haut-de-Cry et à la base du col des Etales, cette caverneuse antichambre paraît avoir reçu tous les soins de l’architecte auquel on doit ces merveilles de la nature.

De là, un corridor noir et irrégulier permettait de gagner les profondeurs du rocher…

Il arriva que, l’homme étant venu de toutes parts à l’assaut du contrefort des Alpes, des incursions fréquentes de chasseurs vinrent troubler la paix du titanique refuge de la faune alpestre et mettre à l’épreuve la protection de la Fée. Le soleil venait de descendre derrière Zanfleuron, des nuages s’enflammaient du plus joli pourpre et ressemblaient à des guirlandes ourlant le fronton des montagnes.

Un jeune chevreuil traqué par deux chasseurs venait de se précipiter en bolide dans le refuge de la Fée. Sans hésiter, tandis que l’un reste à l’entrée, le deuxième chasseur armé jusqu’aux dents pénètre à sa poursuite à l’aide d’une torche de résine.

Le jour disparaît. Les flammes rouges du flambeau jettent d’étranges lueurs sur les parois du sinistre corridor. Il faut pousser l’attaque jusque dans les profondeurs du repaire où l’animal s’est enfoncé. Le corridor s’allonge et les pas du chasseur se font déjà plus hésitants. Un air humide vient cingler son visage. La torche à demi dévorée se meure. Il voudrait revenir sur ses pas ; il n’est plus temps. Une force invisible l’attire plus avant. Soudain la flamme devient néant et c’est la noire obscurité. L’homme écoute les yeux hagards et les membres tremblants d’épouvante. Des bruits indistincts résonnent confusément à ses oreilles.

Une idée s’empare en éclair de son esprit : il se trouve sûrement dans une caverne hantée et c’est peut-être le refuge de la Fée protectrice qu’il vient de violer. Instinctivement, il se jette en arrière. Le sang semble se figer dans ses veines ; il perd toute assurance. Croyant revenir vers le jour, il s’enfonce davantage dans la nuit, affolé, boitillant et ses mains se glissant le long des parois. Les bruits augmentent de plus en plus et un air froid se lamente à travers les aspérités de la roche. Le malheureux chasseur reste planté sur place. Il croit sentir le souffle de la Fée et entendre ses prières, ses plaintes et ses cris de rage. Il tombe dans des contorsions terrifiantes, et le cauchemar assiège son cerveau… Oui, la Fée dont il a violé le sacré palais est là devant lui, assise sur un siège rutilant, inscrivant son arrêt sur les murs avec la pointe d’une épée et signant sur son front avec le sang puisé dans son cœur, la peine de mort. Des spectres, les serviteurs de la souveraine, se tiennent dans un salon illuminé et exécutent des rondes macabres autour d’une table d’or sur laquelle ils ont placé sa tête ruisselante de sang… Brusquement, c’est la chute dans un abîme, un clapotis sinistre et c’est le silence, le silence de la mort.

Trompé dans son attente, le chasseur qui s’était posté au dehors ne s’est pas résolu à vouloir percer les mystères du souterrain. Quelque temps après, des vêtements et des débris d’un corps apparaissent sous un rocher avec la source tumultueuse et jaillissante de la Mare.

Les diablats qui avaient souvent fait gémir la Reine-Fée, firent alors leur apparition dans cet amphithéâtre alpestre. Dans les ébranlements de la roche, le roulement perpétuel des blocs de calcaire, le susurrement des érosions et le fracas épouvantable des éboulements gigantesques qui anéantissent les richesses, la Fée vit son domaine conquis pour toujours et abandonna la vallée.

Mais les temps qui suivirent amenèrent un arrêt à cette œuvre infernale de destruction. Un nouveau chemin de trafic fut tracé et l’homme, sans trop d’émotion cette fois scruta les mystères de la grotte. C’est, s’ouvrant sur le magnifique réduit voûté qui se trouve près de l’entrée, un tunnel long de vingt minutes. La chaussée est formée de cailloux et de roche pulvérisée. La largeur, la forme ainsi que la hauteur de ce couloir sont variables. Tantôt ce sont des parois brisées, tortueuses ; tantôt c’est une cheminée dans la voûte, des corniches accrochées aux parois ou un abîme sous les pieds.

C’est encore le suintement des eaux du glacier, le bruit de quelques ossements, le murmure d’une cascade, le souffle âpre d’un courant d’air qui circule lugubrement et cherche issue vers l’extérieur. C’est l’apparition de colonnes de tuf paraissant supporter l’énormité de la masse rocheuse ; c’est un tableau de lignes formant entre ces colonnes sur la tête ou sous les pieds, un relief bizarrement ciselé. On dirait à voir ces beautés des stalactites et des stalagmites, l’œuvre d’art de quelque génie mystérieux, jamais l’on attribuerait l’ornementation de cette architecture au simple travail des eaux. Puis tout à coup c’est le fond, animé par une cascade écumante qui gémit dans un abîme insondable.

 

René Jacquemet (1901-1976)
Récits, contes et légendes de Conthey
© 2001 Ed. à la Carte

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